par Mgr Kallistos Ware
La lutte contre la distraction
Aussitôt que nous essayons sérieusement de prier en esprit et en vérité,
tout d'un coup nous devenons conscients d'une manière aiguë de notre
désagrégation intérieure, de notre manque d'unité et d’intégrité. En dépit de
tous nos efforts pour nous tenir devant Dieu, des pensées continuent à remuer
sans arrêt et sans but dans notre tête, comme le bourdonnement des mouches. Contempler signifie tout d'abord être présent où on est -
être ici et maintenant. Mais habituellement nous nous trouvons nous-mêmes
incapables d'empêcher notre esprit de vagabonder sans but dans le temps et dans
l'espace. Nous rappelons le passé, nous anticipons l'avenir, nous tirons des
plans pour ce qui est à faire après ; les gens et les lieux se présentent
à nous dans une succession sans fin. Nous manquons de la puissance de nous
recueillir en nous-mêmes dans le seul endroit où nous devrions être - ici, en
présence de Dieu ; nous sommes incapables de vivre pleinement dans le seul
moment du temps qui existe vraiment - maintenant, le présent immédiat. Cette
désagrégation intérieure est l'une des plus tragiques conséquences de la Chute.
Que devons-nous faire ? Comment devons-nous apprendre a vivre dans le
présent ? Comment pouvons-nous saisir le kairos, le moment décisif, le
moment opportun ? C'est précisément sur ce point que la Prière de Jésus peut
aider. L’invocation répétée du Nom peut nous amener, avec la grâce de Dieu, de
la division à l'unité, de la dispersion et de la multiplicité à l'un.
La confrontation directe, la tentative d'extirper et d'expulser par un
effort de volonté des pensées, ne sert souvent qu'à donner plus de force à
notre imagination. Violemment réprimées, nos divagations ont tendance à revenir
avec une force accrue. Au lieu de lutter contre nos pensées directement et
d'essayer de les éliminer par un effort de volonté, il est plus avisé de nous
en détourner et de fixer notre attention sur autre chose. Plutôt que de fixer à
l’intérieur notre regard sur une imagination turbulente et de nous concentrer
pour nous opposer à nos pensées, nous devrions regarder en haut vers le
Seigneur Jésus et nous remettre entre ses mains en invoquant son Nom ; et
la grâce qui agit par son Nom triomphera de ces pensées que nous ne pouvons pas
supprimer par nos propres forces. Notre stratégie spirituelle devrait être
positive et non négative : au lieu d'essayer de nous vider l'esprit de ce qui
est mauvais, nous devrions le remplir de la pensée de ce qui est bon.
Pensées et images se présentent inévitablement à nous durant la Prière.
Nous ne pouvons en arrêter le courant par une simple injonction de la volonté.
Il est peu ou pas du tout valable de nous dire à nous-mêmes :
" arrête de penser " ; nous pourrions aussi bien dire :
" arrête de respirer ". " L'intellect rationnel
ne peut rester inactif ", dit saint Marc le Moine29 ; des
pensées ne cessent de le remplir de leur incessant bavardage, comme le chant
des oiseaux à l'aube. Mais tandis que nous ne pouvons faire disparaître
brusquement ce bavardage, nous pouvons au contraire nous en détacher, en
" attachant " notre esprit toujours actif " à une
seule pensée, ou la pensée de l'Un uniquement ", - le Nom de Jésus.
Par la répétition du Nom, nous sommes aidés à mettre à l'écart, à
laisser passer nos imaginations sans consistance ou pernicieuses et à les
remplacer par la pensée de Jésus. Mais bien que l'imagination et la raison
discursive ne doivent pas être violemment réprimées en disant la Prière de
Jésus, il ne faut certainement pas les encourager activement. La Prière de
Jésus n'est pas une méditation d'événements spécifiques de la vie du Christ, ou
de quelque parole ou parabole évangéliques ; encore moins est-ce une
manière de raisonner et de discuter intérieurement de quelque vérité
théologique telle que la signification du homoousios ou le dogme de
Calcédoine. À ce point de vue, la Prière de Jésus doit être distinguée
rigoureusement des méthodes de méditation discursive, populaires en Occident
depuis la Contre-réforme (Ignace de Loyola, François de Sales, Alphonse de
Ligori, etc.).
En invoquant le Nom, nous ne devrions former délibérément dans notre
esprit aucune image visuelle du Sauveur. C'est une des raisons pour lesquelles
nous disons la Prière dans l'obscurité, plutôt qu'avec les yeux ouverts devant
une icône. " Garde ton esprit libre de toutes couleurs, images et
formes, nous presse saint Grégoire le Sinaïte, garde-toi de l'imagination (phantasia)
dans la prière - autrement tu pourrais trouver que tu es devenu un phantaste
au lieu d'un hesychaste. " " Pour ne pas tomber dans
l'illusion en pratiquant la prière intérieure, déclare saint
Nil Sorski, ne te permets aucun concept, aucune image, aucune vision. "
Ne place aucune image intermédiaire entre l'esprit et le Seigneur quand tu
pratiques la Prière de Jésus, écrit l'évêque Théophane, le point essentiel est
de demeurer en Dieu, et cette manière de cheminer devant Dieu signifie que tu
vis avec la conviction toujours présente à la conscience que Dieu est en toi,
comme il est en toute chose : tu vis dans la ferme assurance qu'il voit tout ce
qui est en toi, te connaissant mieux que tu ne te connais toi-même.
C’est seulement en invoquant le Nom de cette manière - non en formant
des images du Sauveur, mais simplement en " sentant " sa
présence - que nous ferons l'expérience de la pleine puissance de la Prière de
Jésus pour nous constituer comme un tout et nous unifier.
Pour la présentation biographique de Mgr Kallistos Ware, cliquez ici…
Extraits tirés de : WARE Kallistos, in Elisabeth Behr-Sigel, Le lieu du coeur :
Extraits tirés de : WARE Kallistos, in Elisabeth Behr-Sigel, Le lieu du coeur :
Initiation à la spiritualité de l‘Église orthodoxe, Paris, Cerf, 1989.
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